L'Afrique au rebut : compostage littéraire par Sony Labou Tansi, poète dans l'humus
Alice Desquilbet  1@  
1 : THALIM - Théorie et histoire des arts et des littératures de la modernité - UMR 7172  (THALIM)
Université Sorbonne Nouvelle - Paris 3

 

Le poète, vois-tu, est comme un ver de terre

Jacques Roubaud, « Le Lombric »

 

 

À la fin des années 1980, la société de consommation, qui repose sur la « victoire du capitalisme gabegiquei » après la Deuxième guerre mondiale, devient la cible de l'écrivain congolais Sony Labou Tansi. Son recueil poétique Le Quatrième côté du triangleaccuse sans ambages une « civilisation qui tue » en « envoy[ant] / des déchets toxiques »iien Afrique sous couvert de politiques de développement, son romanLes Yeux du Volcans'ancre dans une ville pleine d' « immondices [...] renforç[ant] l'idée selon laquelle notre terre n'était qu'une poubelleiii»et sestextes critiques réunis dans Encre, Sueur, Salive et Sangivdénoncent « le sous-développement nécessaire au maintien de la gabegie des sociétés du jetablev ». Je voudrais prendre en exemple ces trois ouvrages de Sony Labou Tansi pour montrer comment, àrebours de la logique d'enfouissement des débris de « la société du ''jeter-aller''vi » – des détritus ménagers ou dangereux aux appauvris endettés –, l'écrivain s'empare du potentiel poétique « des économies de poubellevii »que « la civilisation du gaspillageviii » créée dans les pays du Sud. 

 

D'une part, pour Sony,la présence du rebut n'est pas une question d'échelle : c'est pourquoi il s'emploie à nommer les « morceaux des déchets atomiquesix » aussi bien que le bâclagexdu continent Africain tout entier. Ainsi les trouvailles langagières pour désigner l'ère du « poubellocènexi » émaillent-elles les derniers textes sonyens, révélant l'envers du « développement des nantisxii ». D'autre part, puisque l'angoisse de l'écrivain semble être celle dugâchisxiii, le « roman-trottoirxiv » des Yeux du Volcan s'emploie à exhumer et récupérer « la crasse de la société, ses rebutsxv ». Le récit s'ancre en effet dans une « ville hantée par la boue et les immondicesxvi » et se déploie à travers une narration qui recycle la rumeur populaire afin de mettre au jour la fertilité politique de cette vague de racontars sans valeur, colportés par les « récureurs de poubelles [...] avec sa saleté et son mensongexvii ».Par le biais de ces jeux de retournement, l'écrivain fait du rebut un terreau fictionnel fertile – et peut-être Sony se rapproche-t-il en cela du« paradoxe du Phasme » de Georges Didi-Hubermanxviii. Enfin, en prolongeant son geste de labour, Sony se charge de révéler que « la société du ''jeter-aller'' est elle-même inéluctablement jetablexix » et, ce faisant, il opère une ultime transformation du capitalisme en déchet, dont il espère voir la chute.

 

À l'instar de Jacques Roubaud qui compare le poète à un ver de terrexx, je voudrais faire l'hypothèse que Sony écrit suivant la technique du compostage, lui qui a « toujours compté sur le ver de terre / Pour parler / Au mondexxi ». Je souhaiterais en effet montrer qu'il laboure les motspour mieux exposer les immondices, puis qu'il les digère et fore avec consciencede façon à intégrer et trouer les déchets dans son écriture, pour finalement se faire « l'associé / du Lombricxxii »aèr[ant]la terre [qui] prend l'obole / De son corps.S'il montre que « manger peut servir aussi à mieux pourrir, pour mieux fournir aux autres les moyens de ne pas mourirxxiii », selon les mots de Georges Didi-Huberman, peut-être le travail de l'écrivain asticot ouvre-t-il la voie vers un possible au-delà du déchet.

 

 

mots clés : Sony Labou Tansi, gâchis, bâclage, compostage, lombric



bibliographie

Monsaingeon Baptiste, Homo detritus. Critique de la société du déchet, Paris, Seuil, 2017.

Morrison Susan Signe, The Literature of Waste Material Ecopoetics and Ethical Matter, New York, Palgrave Macmillan US, 2015.

Sony Labou Tansi, Encre, sueur, salive et sang, Paris, Seuil, 2015.

Sony Labou Tansi, Les Yeux du Volcan, Paris, Seuil, 2015.

Sony Labou Tansi, Le Quatrième côté du triangle (1988), in Poèmes,Paris, CNRS Éditions, 2015.

 

biographique (Mél : alice@desquilbet.org)

 

Alice Desquilbet est agrégée de lettres modernes et elle a exercé en tant que professeur de lycée pendant quatre ans. Actuellement doctorante contractuelle en deuxième année à Paris III – Sorbonne Nouvelle sous la direction de Xavier Garnier et rattachée à l'Unité mixte de recherche THALIM (Théorie et histoire des arts et des littératures de la modernité), son sujet de thèse porte sur « la poétique de la complémentation dans les textes de Sony Labou Tansi après 1980, une écopoétique ? ». Elle est chargée de cours à l'Université Paris III – Sorbonne Nouvelleet fait partie du collectif ZoneZadir. Elle travaille avec le groupe Sony à l'Institut des Textes et Manuscrits Francophones (ITEM) du CNRS, qui prépare une édition génétique des oeuvres théâtrales de Sony Labou Tansi.

 

iSony Labou Tansi, Encre, sueur, salive et sang, Paris, Seuil, 2015, p.145.

iiSony Labou Tansi, « 6. », Le Quatrième côté du triangle(1988), in Poèmes,Paris, CNRS Éditions, 2015,p.1089.

iiiSony Labou Tansi, Les Yeux du Volcan, Paris, Seuil, 2015, p.189.

ivIl s'agit de lettres ouvertes ou de courts essais écrits entre 1981 et 1992, notamment pour des journaux comme Bingo, Africa international, Libération ouLa Semaine africain,rassemblés par Greta Rodriguez-Antoniotti dans l'ouvrage posthume Sony Labou Tansi, Encre, Sueur, Salive et Sang, Paris, Seuil, 2015, 208 p.

vSony Labou Tansi, Encre, Sueur, Salive et Sang,op.cit., p.143.

viIbid, p.145.

viiIbid, p.136.

viiiIbid, p.61.

ixSony Labou Tansi, « Mathématiques », Le Quatrième côté du triangle, op.cit,p.1062.

xSony Labou Tansi, Encre, Sueur, Salive et Sang,op.cit., p.114.

xiBaptiste Monsaingeon, Homo detritus. Critique de la société du déchet, Paris, Seuil, coll. « Anthropocène », 2017, 288 p.

xiiSony Labou Tansi, Encre, Sueur, Salive et Sang,op.cit., p.116.

xiiiIbid, p.136, 148, 149, 151, 164, 165 et 167.

xivIbid,p.143.

xvIbid, p.158.

xviSony Labou Tansi, Les Yeux du Volcan, op.cit.,p.10.

xviiSony Labou Tansi, Encre, Sueur, Salive et Sang,op.cit., p.158.

xviiiGeorges Didi-Huberman, Phasmes. Essais sur l'apparition., Éditions de Minuit, Paris, 1998, p.18-19.

xixSony Labou Tansi, Encre, Sueur, Salive et Sang,op.cit., p.145.

xxJacques Roubaud, « Le lombric », Les animaux de tout le monde, Paris,Seghers, 2004, 96 p. Les citations du poème de Jacques Roubaud sont en italiques dans ce paragraphe.

xxiSony Labou Tansi, « Quatre », Le Poète en panne(1977), in Poèmes,Paris, CNRS Éditions, 2015, p. 862.

xxiiSony Labou Tansi, « Vers à vapeur », Le Poète en panne (1977), in Poèmes,Paris, CNRS Éditions, 2015, p. 885.

xxiiiGeorges Didi-Huberman, Phasmes. Essais sur l'apparition, Éditions de Minuit, Paris, 1998, p.184.



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