Résumés des communications par auteur > Balci Irem Nihan

Accepter, retourner, refuser : comment les récupérateurs de déchets roms à Istanbul répondent aux stigmates liés à leur quartier ?
Irem Nihan Balci  1@  
1 : Triangle : action, discours, pensée politique et économique  (TRIANGLE)  -  Site web
École Normale Supérieure - Lyon : UMR5206

Dans les pays dits en voie de développement, la récupération informelle de déchets ménagers contribue au traitement d'une partie des déchets urbains, constituant un moyen de subsistance pour des populations défavorisées (Downs et Medina, 2000; Cirelli et Florin, 2015). En Turquie une large proportion des populations Roms, ayant un accès restreint au marché du travail formel, à l'éducation, à l'hébergement et aux services sanitaires, habitent dans des quartiers bidonvilles en exerçant les travaux informels et précaires tels que le ramassage de déchets, la vente des fleurs, le ménage, le travail saisonnier etc. (Uzpeder et al., 2008). 

À partir d'une relecture des Berci Kristin Çöp Masallari (Contes de la montagne d'ordures), le livre réaliste magique de Latife Tekin (1984) sur un quartier des bidonvilles construits au sein d'un décharge stambouliote, la présente communication se donne comme objectif de mettre en lumière la manière dont des récupérateurs de déchets roms s'approprient leur quartier bidonville d'Izzetpasa. La plupart des quartiers roms à Istanbul ayant une stigmatisation de dangerosité associée à la délinquance, au vol et au trafic de drogue sont les cibles des projets de rénovation urbaine. En revanche, ces politiques publiques qui ont pour but d'éradiquer les “maux” dans le centre-ville, présentent un risque de détruire, non seulement les logements des récupérateurs, mais également l'espace qui sert à stocker et à trier les matériaux collectés ainsi que les liens de solidarité qui permettent de maintenir la culture rom. Même si les rumeurs qui se propagent dans le quartier disent le contraire, à l'heure actuelle, par l'initiative de l'Association de Zéro Discrimination, il n'y a pas de projet de rénovation urbaine à Izzetpasa. En revanche, ses habitants souffrent d'une stigmatisation de “dangerosité”, de “saleté” et des difficultés de l'accès à l'emploi, à l'éducation et à logements décents. 

Plus précisément, en suivant les points communs entre le Mont aux Fleurs (le nom du quartier dans le livre de Latife Tekin), qui constitue un espace de transformation et de résistance aux démolitions et à l'exploitation des patrons, et le quartier d'Izzetpasa, je m'intéresserai à la façon dont les récupérateurs de déchets roms défendent leur quartier face à la stigmatisation, ainsi à leur manière de retourner, au moins partiellement et symboliquement, ces stigmates.

L'analyse s'appuiera sur deux enquêtes de terrain sociologique de nature qualitative menées auprès des récupérateurs de déchets roms dans le cadre de mémoires de master I et de master II. Les résultats ont été recueillis à la fois par l'observation pendant quatre ans lors de mon séjour dans un autre quartier rom à Istanbul (Selamsız) et par des entretiens semi-directifs réalisés à Izzetpasa dont la plupart des habitants sont ramasseurs de déchets. Une troisième enquête de terrain qui est en train de se dérouler à Izzetpasa dans le cadre de doctorat sera complémentaire. 

En Turquie, avec le flux de l'exode rural qui s'est amplifié à partir des années 1950, les gecekondu (bidonvilles) se sont multipliés rapidement dans la périphérie d'Istanbul et deviennent les cible des calculs électoraux dans l'absence de politiques d'aménagement urbain (Erdi Lelandais, 2009). En effet, depuis leur apparition, les gecekondu (qui signifie littéralement “la maison construit dans la nuit”) ont été au coeur des débats publics car, d'une part, ils sont considérés comme un signe de sous-développement pour les villes modernes et, d'autre part, ils offrent une possibilité d'intégration à la grande ville pour les nouveaux arrivants. 

En 1984, c'est dans ce contexte-là où les gecekondu se multiplient et constituent un espoir de s'intégrer à la ville, Latife Tekin, issue d'une famille villageoise d'Anatolie centrale qui a immigrée à Istanbul, a publié son livre, Contes de la montagne d'ordures, dont le héros est un bidonville. Cette montagne d'ordure transformée en bidonville est habitée par les Kurdes, les Alévites, les Roms et toutes sortes de personnes qui ont construit leur maison au sein des déchets. Ceux qui sont rejetés comme rebut constituent, en effet, un trésor pour l'autre. Pourtant, l'arrivée des bulldozers, ayant pour but de démolir cette construction sans permission officielle, ainsi que celle des promoteurs en quête de profit ne tarde pas. Le quartier, toujours en mouvement avec les démolitions/la reconstruction et l'arrivée des usines, des patrons et des politiciens, crée rapidement son propre langage, ses expressions et ses légendes qui se propagent par le bouche à oreille. En effet, si le bidonville est reconstruit par les habitants après chaque démolition, c'est parce que ce langage qui est tissé par le vécu collectif et l'espoir de survivre dans une grande ville constitue le ciment de la résistance.

Au début des années 2000, le regard porté aux gecekondu et les mesures qui ont été prises par les pouvoirs publics a changé. D'ailleurs, les bidonvilles, qui étaient localisés dans la zone périphérique jusqu'aux années 1990, se déplacent vers des quartiers du centre-ville tels que Tarlabaşı et Sulukule qui abritent majoritairement des populations kurdes et Roms. De plus, avec la sélection d'Istanbul comme “capitale culturelle de l'Europe” en 2010, les autorités publiques accélèrent les efforts de rénovation urbaine (Erdi Lelandais, 2009). Ces projets de réhabilitation avaient pour but de reconstruire des zones considérées comme insalubres en éloignant les populations défavorisées, notamment les minorités, vers la périphérie pour les remplacer par les habitants de classe moyenne et aisée. En effet, à la fois la dégradation des logements et la concentration de la pauvreté et de la stigmatisation ont été utilisé pour légitimer les projets de rénovation par les autorités publiques.

En somme, la stigmatisation des quartiers roms en tant que l'espace de concentration des “problèmes” et d'insalubrités” et l'ambition des pouvoirs publiques pour les résoudre avec les projets de rénovation urbaine transforment la manière de s'approprier leur quartier. J'essayerai de montrer dans quelles mesures les récupérateurs acceptent, intériorisent, retournent et refusent les stigmates liés à leur quartier qui leur permet de maintenir leur culture et la solidarité et qui leur fournisse une ressource spatiale pour exercer le ramassage. Pour cela, il semble qu'une dialogue parallèle avec les Contes de la montagne d'ordures, qui raconte la résistance d'un quartier de bidonvilles et de ses habitants à la fois au vent mystérieux et aux changements brusques sans idéaliser et homogénéiser les liens de solidarité, pourrait être révélateur.

 



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