Résumés des communications par auteur > Rass Martin

L'humain, un déchet potentiel ? – Alexander Kluge, « La casse par le travail. »
Martin Rass  1@  
1 : Formes et représentations en linguistique, littérature et dans les arts de l'image et de la scène  (FORELLIS)  -  Site web
Université de Poitiers : EA3816

« Le principe de cassage : ce concept, écrivait Madloch le solitaire, implique le démontage des différentes parties utilisables, leur tri en vue d'un nouvel usage et l'intégralité (c'est-à-dire l'exhaustivité) de ce processus. L'idée de liquidation s'y trouve d'ores et déjà incluse.»[1]

Dans le cahier 4 de l'enquête sur Le raid aérien sur Halberstadt, Alexander Kluge décrit le processus et les circonstances qui arrivent à transformer l'humain en objet à utiliser, user, abîmer et à remettre au rebut comme une ultime exploitation capitalistique. L'utilisation de la force de travail n'intègre plus sa régénération, ne serait-ce que pour faire durer son exploitation, mais sa liquidation certaine, et peut ensuite être considérée comme un déchet dont il faut se débarrasser. En résulte une vision de l'humain comme mécanique défaillante, qui vaut moins qu'un robot, mais est constamment remplaçable et jetable, comme Kluge l'indique dans le fonctionnement du camp de travaux forcés BII, annexe de Langenstein, destiné à fournir des pièces d'armement à la fin de la guerre 45. Environ 4000 prisonniers y avaient pour tâche de creuser d'abord le tunnel et l'espace de production souterraine, au rythme d'« un mort ou [d']une défection par 2m de creusement ». C'est un regard d'ingénieur sur l'humain, suffisamment réifié idéologiquement pour que cette vision ne provoque pas de remords chez les gestionnaires du camp. Si toutefois un problème de conscience risque de se faire sentir, il reste la beauté du paysage, pour laquelle Kluge convoque Goethe et Humboldt comme témoins, et le « surpeuplement » et « une déperdition de 650 détenus par mois, à réapprovisionner depuis le camp souche pour maintenir l'effectif »[2] qui ramènent tout gestionnaire à l'abstraction.

Nous connaissons l'exploitation industrielle qui accompagnait la destruction des Juifs d'Europe par le régime nazi, Gila Lustiger s'en est inspirée pour écrire un roman poignant, L'inventaire (1998). Cette exploitation post-mortem correspond, après le dépècement des cadavres, à la remise en circulation de ce qui est dans le camp de travail considéré comme déchet de la production, bien que les cadavres soient enterrés dans des fosses communes et qu'on puisse y déceler encore les fragments d'un rituel funéraire.

Comme un écho à ce va-et-vient entre humain et rebut, Alexander Kluge fait apparaître les bombes, dont une aurait pu lui être fatale, comme marchandises, faisant dire au colonel anglais qui a mené le raid sur sa ville natale :

« Il faut lâcher la marchandise sur la ville. C'est que tout ça vaut cher. Car on ne peut pas non plus, en gros, l'expédier dans les montagnes ou en rase campagne après qu'on l'a fabriquée à la maison au prix de toute cette force de travail. »[3]

Si l'auteur avait déjà dit qu'il n'aurait jamais pu écrire l'histoire du raid aérien sur sa ville natale sans raconter aussi celle du camp de travaux forcés, et livrer ainsi une vision complète de la destruction, il fournit par cet enchevêtrement aussi une vision complète de la circulation et maximisation capitalistique.

Dans cette communication, je voudrais d'abord explorer les circonstances de ce processus qu'on aurait tort de réduire à un état d'exception, bien que celui-ci y participe, par exemple dans l'usage de milliers d'ouvriers et de soldats au prix de leur mort certaine pour colmater la ruine irradiée de Tchernobyl en 1986. Cela me conduit à analyser le processus lui-même et les questions qu'il soulève jusqu'à sa théorisation par l'utilitarisme, qui n'est pas sans influence dans les théories antispécistes très en vue. Il s'y cristallise autant l'humain entouré de ses déchets, voire débordé par eux, que l'humain dans un continuum avec ses déchets, qui le mettent au même niveau, et l'insèrent pleinement dans la maximisation des ressources disponibles sur la planète. Dans une régulation de plus en plus poussée de nos vies, l'État de Washington vient d'ajouter la possibilité de compostage de nos cadavres avec remise de l'humus ainsi produit aux proches. À partir de là, la revente du compost, une remise en circulation capitalistique devient imaginable. Loin de résoudre la disparition des déchets, la question de savoir comment habiter une telle planète peuplée de monstres et de fantômes reste entière.


[1] A. Kluge, Chronique des sentiments 2, L'inquiétance du temps, P.O.L, Paris, 2018, p. 353.

[2] Ibid., p.341.

[3] Ibid., p. 283.

Bibliographie :

Alexander Kluge, Chronique des sentiments 2, L'inquiétance du temps, P.O.L, Paris, 2018.

Gila Lustiger, L‘inventaire (org. Die Bestandsaufnahme, Aufbauverlag, Berlin, 1995), Grasset, Paris, 1998

Peter Singer, L'égalité animale expliquée aux humain-es (org. The Animal Liberation Movement: its Philosophy, its Achievements, and its Future, Old Hamond Press, Nottingham, Angleterre, 1985) , [en ligne : http://tahin-party.org/textes/singer.pdf], consulté 28/05/2019.

Anna Tsing, Heather Swanson, Elaine Gan, and Nils Bubandt, (ed.), Arts of Living on a Damaged Planet, Ghosts and Monsters of the Anthropocene, University of Minnesota Press, Minneapolis, London, 2017.

Martin Rass est maître de conférence en civilisation allemande et histoires des idées à l'université de Poitiers. Il étudie les phénomènes d'écoute dans un sens large (Szendy, Chion) en rapport avec l'imaginaire contemporain. Cela implique une recherche polyphonique telle qu'elle est développée par Anna Tsing.



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