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Déchets et littérature : l'équivoque herméneutique
Marta Caraion  1@  
1 : Faculté des Lettres, Section de français  (UNIL)

Déchets et littérature : l'équivoque herméneutique

Marta Caraion (Université de Lausanne)

marta.caraion@unil.ch

A partir de travaux que j'ai menés sur la culture des objets dans la littérature française du XIXe siècle, je propose d'interroger la fonction paradoxale du déchet, de l'objet en voie de désagrégation, de l'acte de jeter et, à l'inverse, du geste de récupération matérielle et sémiologique, dans un corpus littéraire à chronologie large (XIXe-XXIe siècle). La tentation herméneutique, qui pourrait être considérée comme une déviance du paradigme indiciaire tel que théorisé par Carlo Ginzburg, est un tropisme de la littérature (et de la critique littéraire) lorsque celle-ci fait du détritus un sujet digne d'attention. L'épisode des égouts dans Les Misérables de Hugo, qui élabore une théorie du déchet comme révélateur d'une vérité et comme trace d'une signification à découvrir, est notre borne de départ :

Le tas d'ordures a cela pour lui qu'il n'est pas menteur. [...] Toutes les malpropretés de la civilisation, une fois hors de service, tombent dans cette fosse de vérité où aboutit l'immense glissement social, elles s'y engloutissent, mais elles s'y étalent. Ce pêle-mêle est une confession. Là, plus de fausse apparence, aucun plâtrage possible, l'ordure ôte sa chemise, dénudation absolue, déroute des illusions et des mirages, plus rien que ce qui est, faisant la sinistre figure de ce qui finit. Réalité et disparition. Là, un cul de bouteille avoue l'ivrognerie, une anse de panier raconte la domesticité ; là, le trognon de pomme qui a eu des opinions littéraires redevient le trognon de pomme [...]. Le dernier voile est arraché. Un égout est un cynique. Il dit tout.

Cette sincérité de l'immondice nous plaît, et repose l'âme. [1]

Un siècle et demi plus tard, je propose de considérer l'Autobiographie des objets de François Bon comme borne d'arrivée, en observant l'évolution d'une inquiétude mémorielle croissante, le déchet apparaissant à la fois comme la cause d'une incertitude existentielle et comme son possible remède, à l'origine d'une quête de soi :

Et ces objets à obsolescence programmée qui ont remplacé la vieille permanence, on ne supporte pas de penser à qui et comment et où ils ont été fabriqués, ni ce qu'on fera ensuite de leurs métaux rares et poisons des semi-conducteurs. L'ancien nous émeut : pas forcément pour l'avoir tenu en main dans l'enfance – un tracteur à rouiller dans un champ, une voiture en équilibre sur la pile d'une casse périurbaine, vue rapidement du train, et c'est le temps tout entier qui vous surgit à la face, et ce qu'on n'a pas su en faire. [2]

Alors que le philosophe François Dagognet appelle, en 1998, à fonder l'abjectologie, une science des déchets, dont la fonction serait de «décrypter et lire ces “reliquats”», «réhabilitant le pulvérisé, le ruiné, et jusqu'au fermenté et au décomposé [3]», je voudrais montrer que ce geste philosophique et sociologique de décryptage est à l'œuvre dans les textes littéraires depuis presque deux siècles ; et, de là, réfléchir à ce processus, idéologiquement très ambigu, de récupération sémantique du déchet et donc de négation fondamentale de son identité de déchet.

À partir des années 1830, la littérature regorge de vieux objets, sur-sémantisés et inscrits dans un mécanisme très insistant d'attribution de la valeur. Je m'intéresserai aux récits qui mettent en scène le moment fragile du devenir déchet de l'objet et au phénomène qui lui est le plus souvent lié, soit son recyclage interprétatif sous la forme de l'octroi d'une signification, d'un surplus signifiant paradoxal.


[1] Victor Hugo, Les Misérables, [1862], Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 1951, p. 1286-1287.

[2] François Bon, Autobiographie des objets, Paris, Seuil, coll. Fiction & Cie, 2012, p. 7.

[3] François Dagognet, Des détritus, des déchets, de l'abject. Une philosophie écologique, Institut Synthélabo pour le progrès de la connaissance (Les Empêcheurs de penser en rond), Le Plessis-Robinson, 1998, p. 13-14.

 

Bibliographie critique sélective

Luc Boltanski et Arnaud Esquerre, «La “collection”, une forme neuve du capitalisme. La mise en valeur du passé et ses effets», Les Temps modernes, no 679, 2014/3.

Enrichissement : une critique de la marchandise, Paris, Gallimard, 2017.

Antoine Compagnon, Les Chiffonniers de Paris, Paris, Gallimard, 2017.

François Dagognet, Rematérialiser. Matières et matérialismes, Paris, Vrin, 1985.

— Des détritus, des déchets, de l'abject. Une philosophie écologique, Institut Synthélabo pour le progrès de la connaissance (Les Empêcheurs de penser en rond), Le Plessis-Robinson, 1998.

Carlo Ginzburg, «Traces. Racines d'un paradigme indiciaire», [1986, en français 1989], Mythes, emblèmes, traces, Paris, Verdier, 2010.

Walter Moser, «Garbage and Recycling : From Literary Theme to Mode of Production», Other Voices. The eJournal of Cultural Criticism, Cultural Recycling, Volume 3, Number 1, May 2007. En ligne : www.othervoices.org/3.1/wmoser/index.php

Francesco Orlando, Les Objets désuets dans l'imagination littéraire. Ruines, reliques, raretés, rebuts, lieux inhabités et trésors cachés, [1994], trad. P.-A. et A. Claudel, Paris, Classiques Garnier, 2010.

 

 

Marta Caraion est professeure de littérature française à l'Université de Lausanne, spécialiste des rapports littérature-photographie (Pour fixer la trace. Photographie, littérature et voyage au milieu du XIXe siècle, Droz, 2003) et des relations littérature-sciences-industrie («Les philosophes de la vapeur et des allumettes chimiques» : polémique de 1855 sur les relations littérature, science et industrie, Droz, 2008). Elle travaille depuis plusieurs années sur les représentations littéraires de la culture matérielle au XIXe siècle (elle a dirigé le volume Usages de l'objet. Littérature, histoire, arts et techniques, XIXe-XXe siècles, Champ Vallon, 2014) et termine actuellement un livre intitulé Comment la littérature pense les objets, sujet qui est à l'origine d'un projet de recherche collectif en cours de lancement.

 



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