Résumés des communications par auteur > François Anne Isabelle

Le règne des objets et des rebuts ? L'imaginaire de la ville-déchet
Anne Isabelle François  1@  
1 : CERC - Centre d\'Études et de Recherches Comparatistes - EA 172
Université Sorbonne Nouvelle - Paris 3

Nous nous proposons d'étudier dans une perspective comparatiste un corpus contemporain (romans, films, photographies : Yves Marchand & Romain Meffre, The Ruins of Detroit, 2000 ; Florent Tillon, Detroit ville sauvage, 2010 ; Tanguy Viel, La disparition de Jim Sullivan, 2013 ;Dan Austin & Sean Doerr, Lost Detroit. Stories Behind the Motor City's Majestic Ruins, 2013 ; Steve Faigenbaum, City of Dreams, 2013 ; Jim Jarmusch, Only Lovers Left Alive, 2013; Thomas B. Reverdy, Il était une ville, 2015) qui problématise la notion de ville (et gens)-déchets, à travers le cas paradigmatique de Detroit, ville de voitures et de musique, romantique et dévastée, dotée d'une dimension allégorique. Objet de fascination et de trouble, la « shrinking city » Detroit, ancien fleuron industriel, parangon de la faillite néolibérale et cimetière du rêve américain, constitue un formidable espace de figurations et d'investigations. Comment appréhender un lieu à l'abandon pourtant destiné initialement à être un « chez-soi » ? Comment investir une ville où l'on déambule à l'infini dans des rues vidées et des lieux délabrés ? Le corpus offre un terrain d'exploration privilégié pour examiner un principe d'habitation paradoxale, en particulier par les rebuts et détritus, qui se déploie en un éventail de formes d'imprésence (Derrida), dans un va-et-vient entre ce que la ville a été et ce qu'elle est aujourd'hui, présence dans l'absence qui permet aussi de penser la différence entre ruine antique et ruine postindustrielle. S'instaurent un « régime de hantise » (Didi-Huberman) et un régime de la ruine particuliers, avec la représentation d'espaces vacants que la ville-déchet laisse percevoir, par la mise en place d'un réseau de résonances, survivances, latences et revenances, qui permet de penser le recyclage, la vacuité et l'abandon du lieu liminal, qui n'est plus assez ce qu'il était, mais qui l'est encore trop pour s'en détacher complètement. C'est le fait que la ville soit désertée qui importe, donc de figurer le vide, le passage du temps perçu à travers la décrépitude grandissante et les signes de délabrement.

Cela passe en particulier par l'omniprésence des déchets – les gens qui restent (avec la notion de « white trash ») et les bâtiments à la splendeur dévastée, selon un principe de précarité généralisé propre de la « société liquide » (Zygmunt Bauman) postmoderne. Detroit, ville autrefois prospère, où les traces des émeutes et les stigmates du chômage sont omniprésents, aux quartiers déserts, squelettes de maisons incendiées, friches à l'abandon, bâtiments grandioses vides et partiellement détruits, Detroit, qui ne cesse de susciter l'intérêt des médias et devient le support de figurations réitérées, répertoire d'images dans lesquels puiser à l'envi où l'effondrement de la ville en pleine décrépitude se déploie à travers sa propre grammaire topique (maisons incendiées ouvertes au vent et à la pluie, terrains vagues, voitures rouillées, immeubles vides aux fenêtres murées, usines cathédrales abandonnées, zones pavillonnaires désertées, etc.), inspire une rhétorique et un imaginaire mortuaires qui sont associés aux rebuts, où corps et maisons se rejoignent en une même finalité de cadavre, de carcasse, de squelette, insistant sur la matérialité, la décomposition, le délabrement, selon un principe de convergence entre corps humain et organisation sociale – jusque dans l'exploitation topique par le cinéma d'horreur qui montre à loisir les invasions de zombies dans les villes abandonnées, où la majorité de la population a été décimée et où toute l'organisation sociale est à refaire, les corps humains putréfiés réfléchissant l'espace demi effondré. La ville-déchet est corrélée à des corps malmenés, formes d'entités spectrales montrant que la vie a quitté la ville pulvérisée autant qu'elle a quitté les corps, désagrégeant les structures des bâtiments, perçant murs et fenêtres, faisant craquer les planchers et s'accumuler la poussière et la cendre. Ce qu'il reste de la ville est alors rempli de ce qu'il reste de la vie : des fantômes, des vampires et autres morts-vivants qui errent dans ce monde dévasté, mais aussi des topoï et clichés narratifs et littéraires, autres figurations du rebut, du déchet ainsi que du recyclage. Figures solitaires de survie, elles investissent les gigantesques usines désaffectées qui faisaient vibrer Detroit écroulée, veines et artères désertées de l'ancienne capitale de l'automobile dans lesquelles le sang humain et l'huile des machines ne circulent plus, rendue à la grande prairie américaine.

L'enjeu est ici aussi bien éthique qu'esthétique : comment représenter cette ville sans se complaire dans la beauté du rien et le sublime de la dévastation, sans verser dans la déploration grandiloquente ou la pure contemplation esthétique du désastre. Les images grandioses ne sont en effet jamais loin d'une fascination extrêmement ambiguë, complaisance face au spectacle très photogénique de la misère et de la déréliction, bref du « Ruin Porn » qui mène droit au tourisme de catastrophe, et qui tend à orienter la perception vers l'apitoiement et le voyeurisme, soulevant de manière centrale des enjeux politiques. Notre hypothèse est que le corpus d'étude offre ici un terrain d'exploration exemplaire pour penser la problématique et l'imaginaire de la ville-déchet (espace urbain et gens), méditations sur le plein et le vide, la déshabitation et la renaissance, existence dans les limbes et l'entre-deux (ici et ailleurs, non-lieu sauvage et non-lieu urbain, vivant et mort, présent et absent, réel et rêvé, passé et présent), suivant un principe de dilatation (temporelle et spatiale) qui nous pousse à nous confronter à notre propre expérience et, par extension, à notre propre mortalité. La spectralité, le devenir-déchet et la ruine (ou la temporalité longue, i. e. ce qui ne passe pas, ce qui traverse et se prolonge) deviennent constitutives de notre perception du monde, une allégorie du monde moderne de déchets et de recyclage.



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