Résumés des communications par auteur > Guitard Emilie

De "La poubelle" à "La latrine". Le déchet et ses lieux dans les littératures d'Afrique de l'ouest et centrale
Emilie Guitard  1@  
1 : CNRS UMR Prodig 8586
Centre National de la Recherche Scientifique : UMR8586

En dépit d'une littérature scientifique de plus en plus importante concernant les rapports aux déchets et leurs modes de gestion dans les villes d'Afrique subsaharienne, peu de chercheurs ont prêté attention à ce jour à la place donnée au déchet et à ses lieux, notamment en ville, dans les littératures produites depuis plusieurs décennies sur le continent. La mention des déchets domestiques et humains et de leurs espaces de dépôt - latrines, tas d'ordures, décharges- dans les villes africaines est pourtant récurrente dans de nombreuses productions littéraires, orales ou écrites, en langues locales ou dans celles introduites durant la colonisation telles que l'anglais ou le français[1].

Cette communication s'attachera à l'analyse de ce motif littéraire dans plusieurs œuvres d'Afrique de l'ouest et centrale. Celle-ci sera faite sur un mode diachronique, depuis les récits de fondation du royaume guiziga Bui Marva à l'Extrême Nord du Cameroun (Guitard, 2014) et les chants de louange au chef samo au Burkina-Faso (Héritier-Izard, 1973), jusqu'à la description du paysage quotidien des mégapoles telles que Lagos au tournant du XXIe siècle (Okri, 1996, Abani, 2004), en passant par la période postindépendance et l'impact des politiques d'ajustement structurel mises en place durant les années 1980 sur le quotidien des citadins africains (Pathé Diop, 1984, Abega, 1987).

Ces quelques œuvres littéraires donnent en effet à voir comment les rapports aux déchets dans différentes sociétés africaines, rurales puis urbaines, se déploient et évoluent du contexte « pré-colonial » à celui « postcolonial ». Celles-ci permettent notamment d'illustrer la grande variété des registres selon lesquels les choses déchues sont définies et manipulées : économique, sous l'angle de l'ostentation matérielle et de la récupération (Pathé Diop, 1984,), mais aussi social et politique, comme expressions de la difficulté croissante à vivre-ensemble dans des villes mal gouvernées (Abega, 1987, Okri, 1996, Abani, 2004), ou encore religieux, lorsque les ordures et leurs « forces matérielles » (Hawkins, 2006) et sur-naturelles peuvent être instrumentalisées pour mieux régner (Héritier-Izard, 1973, Guitard, 2017).

A partir des années 1980, ces œuvres de fiction utilisent aussi les espaces de dépôt d'ordures, dans la sphère privée (Abega, 1987) comme dans l'espace public (Okri, 1996, Abani, 2004), pour mieux décrire et critiquer des systèmes sociaux et politiques en déliquescence, dans des villes qui croissent et se délitent faute d'entretien et par mauvaise gouvernance. Le cas de Lagos, aujourd'hui seconde ville du continent africain avec ses 12 millions d'habitants et haut-lieu de la scène littéraire nigeriane, voire panafricaine, est à ce titre emblématique, comme en témoignent à dix ans d'intervalle les œuvres de B. Okri (1996) et C. Abani (2004).

Ces quelques exemples littéraires de natures et d'époques diverses donnent finalement à voir, chacun à leur façon, le caractère résolument ambivalent des rapports aux déchets et aux lieux où ils sont déposés dans différents contextes d'Afrique subsaharienne. Jamais neutres ni réduits à leurs caractéristiques matérielles, comme de simples éléments de décor, ceux-ci servent par leur charge symbolique et sensible de figures allégoriques puissantes pour dénoncer le creusement des inégalités, les abus de pouvoir et la faillite des systèmes sociaux, économiques et politiques, particulièrement visibles dans les grandes villes du continent.

 

Bibliographie (non exhaustive)

- Récits de fondation du royaume guiziga Bui Marva, rapportés par E. Guitard (2014) « Le grand chef doit être comme le grand tas d'ordures ». Gestion des déchets et relations de pouvoir dans les villes de Garoua et Maroua (Cameroun), thèse de doctorat en Anthropologie, Université Paris Ouest Nanterre La Défense, Nanterre, et chants de louange samo (Burkina-Faso), rapportés par F. Héritier-Izard (1973), « La paix et la pluie, rapports d'autorité et rapports au sacré chez les Samo », in L'Homme, n°3, vol.13, 1973 : 121-138

- P. Pathe-Diop (1984), La poubelle, Présence africaine, Paris.

- C. S. Abega (1987), La latrine, Nouvelles éditions africaines, Dakar.

- B. Okri (1996), A dangerous love, Orion Pub co, Londres.

- C. Abani (2004), Graceland, Farrar, Straus and Giroux, New York.

 

Emilie Guitard est anthropologue et chargée de recherche au Cnrs (UMR Prodig). Ses recherches portent sur les relations aux déchets et à la nature dans plusieurs villes d'Afrique subsaharienne (Cameroun, Zimbabwe, Nigeria). Parallèlement à ses activités de recherche, elle publie régulièrement en ligne (Carnets de Terrain, The Conversation France) des billets d'analyse portant sur des productions (films, ouvrages) ou des évènements culturels ayant trait à l'Afrique subsaharienne.


[1] Lincoln, Sarah L. (2008), Expensive shit: Aesthetic economies of waste in postcolonial Africa, thèse de doctorat en literrature, Duke University, Harrison, Sarah K. (2016), Waste Matters: Urban margins in contemporary literature, Routledge, Londres



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